EN GUADELOUPE, LA SOUFFRANCE DES PLANTEURS DE CANNE

La campagne sucrière s’annonce compliquée en Guadeloupe. Depuis plus de six semaines, une partie des planteurs est mobilisée pour exiger une revalorisation de son revenu d’exploitation. Une situation bloquée car l’usinier Gardel ne comprend pas les doléances.

La canne, Rony Crane, exploitant guadeloupéen, la connaît bien. Il la travaille depuis 24 ans, en famille. Il s’est même spécialisé dans le sucre de distillerie, pour la fabrication du rhum. Mais cette année, au lieu de commencer la campagne sucrière au 2 mars, comme prévu, il a décidé de faire entendre la voix des producteurs qui, comme lui, souhaitent une revalorisation du revenu d’exploitation. Avec le Kolèktif des agriculteurs, dont il fait partie, il demande que la canne leur soit payée 120 par tonne, sans condition de richesse saccharine. « Aujourd’hui, le prix de la canne dépend du sucre qu’on extrait, explique-t-il. Mais pour nous, c’est impossible de rentrer dans ce cadre-là. » Ce tarif s’appuie en effet uniquement sur la production de sucre en vrac. Les planteurs estiment ainsi que les sucres spéciaux, comme le sucre roux, ne sont pas pris en compte dans ce calcul.

Une filière très soutenue par l’État

En avril 2023, une nouvelle convention canne avait pourtant été décidée pour les cinq années à venir après plusieurs mois de négociations. Cet accord prévoyait l’augmentation du prix de la tonne, à hauteur de 30 % pour la Guadeloupe continentale, passant ainsi de 84,33 € à 109,08 €. « On s’est rendu compte que le prix ne correspondait pas aux attentes, assure le producteur. L’année dernière, 90 % des planteurs n’ont pas eu le prix annoncé puisqu’il était conditionné à de nombreux facteurs. »

Si la canne est une filière historique en Guadeloupe, elle est aussi très soutenue par les pouvoirs publics, notamment en raison de la concurrence avec le sucre de betterave développé en Europe. Actuellement, les aides représentent 60 millions d’euros par an en faveur des planteurs et des deux usines : la Sucrerie Rhumerie de Marie-Galante (SRMG) et l’usine sucrière Gardel, au Moule. Cette dernière a donc une position de monopole en Guadeloupe continentale. « Actuellement, près de 1900 planteurs livrent à la sucrerie de Gardel, commente Rony Crane. C’est l’une des meilleures usines au monde pour extraire le sucre, ça, on ne peut pas en déconvenir. Mais même si la qualité est excellente, cela ne peut pas se faire au détriment des planteurs. »

Un faible taux de renouvellement de la profession

Au début des années 1980, sur l’ensemble de l’archipel de la Guadeloupe, on dénombrait plus de 9 200 exploitations cultivant de la canne. En 2020, elles n’étaient plus que 3 000. « Ce qu’il faut savoir, c’est que la plupart des personnes qui travaillent la canne en Guadeloupe ont plus de 65 ans, assure Rony Crane. Nous avons un taux de renouvellement de la profession qui est extrêmement bas. Très peu de jeunes veulent embrasser la profession d’agriculteurs parce que nous ne gagnons pas d’argent. » Résultat, sans repreneur, les plantations ne se font plus, des hectares de sol cannière se perdent et le rendement s’effondre. « Les planteurs sont asphyxiés, poursuit-il. Beaucoup sont endettés. »

Une souffrance que ne nie pas Nicolas Philippot, directeur général délégué de l’usine Gardel. « Je reconnais qu’il y a des situations difficiles dans le monde dans la canne, confie-t-il. Malheureusement, qu’on le veuille ou non, si cette filière veut survivre, elle doit se réinventer. » Pour lui, une meilleure organisation, en Gaec par exemple, leur permettrait notamment de mieux s’équiper et de ne plus avoir affaire aux entreprises extérieures pour les travaux agricoles. « Ils ont des charges très élevées, continue-t-il. Ils n’écrasent pas leurs coûts fixes par des surfaces importantes mais en plus, ils multiplient leurs charges par manque d’équipement. »

Autre problématique : les planteurs de canne doivent faire appel à des coupeurs et des transporteurs en période de campagne sucrière. Or, la conjoncture économique pousse également ces derniers à augmenter le tarif de leurs services.

Une mobilisation qui ne faiblit pas

Plus de six semaines après ce qui aurait dû marquer le début de la campagne, le Kolèktif des agriculteurs ne décolère pas. « Une canne a de la valeur, affirme Rony Crane. C’est douze mois de travail. La Martinique et la Guadeloupe ont une demande explosive sur l’alcool et je ne vois pas pourquoi nous, en tant que planteurs, nous ne profiterions pas de cette manne. »

Les planteurs reprochent à l’usinier de s’enrichir sur leur dos. « Si je gagnais beaucoup d’argent, je n’aurais pas autant de subventions, réfute-t-il. Concentrer le débat actuel sur la richesse saccharine, cela fait sensation mais une grande partie des gains des agriculteurs vient du reste de la canne et n’est pas adossée à cette richesse. Mais forcément, sur la totalité, c’est aussi lié au rendement. »

Le directeur général délégué de l’usine Gardel certifie qu’à l’instar de ce qui est fait à La Réunion, il a accepté d’ouvrir une réflexion qui pourra être mise en place dès la campagne 2024, qui serait un intéressement à la valeur de Gardel. « Je pensais que cette annonce de partages des valeurs serait suffisante pour enclencher la campagne, se désole-t-il. On est totalement dans l’impasse. »

Un début de campagne poussif

Une partie des planteurs a tout de même commencé la récolte. « Ce début de campagne s’est lancé avec beaucoup de douleurs, soupire Nicolas Philippot. La quantité de sucre produit jusqu’à maintenant est dérisoire et nous avons perdu du chiffre d’affaires. Plus les semaines passent et plus la situation est compliquée. » Depuis le lancement, 45 200 tonnes de cannes ont été broyées. « Nous sommes à la moitié de ce qu’on aurait dû produire, déplore Nicolas Philippot.

François Letoublon, directeur par intérim de la Daaf Guadeloupe ignore également comment sortir de cette crise. « Pour l’instant, chacun campe sur ces positions, admet-il. C’est un conflit larvé dont on voit difficilement le bout. Il y a un enjeu social et économique dans lequel nous jouons un rôle de médiateur. » Mais il n’est pas question pour l’instant que l’État remette des fonds. « Chaque année, il y a des mésententes, concède-t-il. C’est un travail de fond pour trouver un équilibre qui contente tous les partenaires. »

Les agriculteurs attendent que des travaux soient menés, notamment sur l’agronomie. En attendant, plusieurs opérations escargot ont été organisées cette semaine, bloquant l’accès à l’usine Gardel. « Nous n’avons plus de canne qui rentre sur le site, regrette le directeur général délégué de l’usine. Nous allons sans doute devoir mettre nos employés au chômage partiel. »

Les planteurs comptaient sur la visite des ministres de l’intérieur et de l’Outre-Mer mercredi pour faire passer leur message. Mais ce ne sera pas pour cette fois. « Les ministres sont partis sans faire cas de nous… », conclut Rony Crane.

2024-04-19T12:34:37Z dg43tfdfdgfd